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Interview imaginaire* Frida Kahlo / Virginia Woolf

Interview imaginaire* Frida Kahlo / Virginia Woolf

Tout d’abord Mesdames, comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
Frida : Colonne vertébrale fracturée en trois endroits. Clavicule cassée. Troisième et quatrième côte cassées. Jambe droite fracturée en onze endroits. Pied droit broyé. Epaule gauche démise. Bassin fracturé en trois endroits. Abdomen transpercé du côté gauche jusqu’au vagin – la barre de fer. Pas mal, non ? 
Virginia : C’est mars. Adrian, atteint par la rougeole, est resté à la pension. Les maladies infantiles ne sont pas de petites affaires. Non plus que la grippe, qui est partout.

Vous parlez du coronavirus, j’imagine ?
Virginia : Les médecins peinent à la contenir bien que, depuis Pasteur ou Semmelweis, ils se lavent les mains et ne se flattent plus d’avoir à leurs costumes des revers bien amidonnés de puces desséchées.

Alors à quoi ressemblent vos journées en ces temps de confinement ?
Frida : Ecrire une lettre est un exploit. Ça fait mal partout, surtout à la main, mais ça occupe la tête.

Et pour vous, Virginia ?
Virginia : Ce sont les journées victoriennes ordinaires, en attendant que la vraie vie commence (…). La lecture, délices du matin, lire au lit – est encore et toujours le principal recours à tout, la mort, l’ennui, les baisers. Lire au gré de sa fantaisie, de son désir, de son humeur. Lire avec de reste un peu de la liberté de l’enfance, qui n’a pas conscience de sa mortalité et peut relire cent fois le même livre.

Wouah… changeons de sujet. Actualité littéraire, vous qui avez créé sur l’amour, que pensez-vous du livre La fin de l’amour d’Eva Illouz, sur les relations amoureuses du 21ème siècle mises à mal par les réseaux sociaux ?
Virginia : Qu’est-ce qu’aimer ? Est-ce la même chose d’aimer un homme ou d’aimer une femme ? Peut-on aimer plusieurs personnes à la fois ?
Frida : Quelle différence entre l’amitié et l’amour ? Il faut dire je t’aime quand on a le temps. Après on oublie, après on part, après on meurt.

Vous-mêmes, que pensez-vous des réseaux comme Meetic ou Tinder ?
Frida : Je fréquentais à Paris un peintre espagnol, Francis Picabia, grand coureur de femmes, toutes splendides, surtout des danseuses. Et pourtant cet homme n’avait d’yeux que pour son épouse. Et ce n’était pas une beauté. Mais elle seule l’allumait vraiment. Un jour il m’a dit : Dans la vie, on se marie, et si on s’ennuie, on se démarie, voilà tout.
Virginia : Là est le terrible : les relations avec autrui sont irrémédiablement partielles, toujours décevantes. Tantôt, l’on est frustré par l’autre, qui ne se montre jamais à la hauteur de l’affection que l’on voudrait lui porter ; tantôt l’on est frustré de l’autre, qui ne se montre pas à la hauteur de notre besoin de consolation. Une parole mal à propos, une distraction passagère suffisent à faire d’autrui un étranger tout à fait, qui l’instant d’avant était le plus proche, le seul, soi-même pour tout dire.

Autre polémique du moment, l’affaire Polanski… Que pensez-vous de tout cela ?
Virginia : Ici arrêtons-nous pour confesser notre impuissance et notre lâcheté. Nous avions beau savoir combien il importait de surveiller le monstre, nous avions fini par nous faire à ses affleurements et c’est à peine si nous y prêtions encore attention. Nous avons été de bien mauvais témoins, qui ne voyions que ce que nous voulions voir. A trop guetter la littérature, nous en avions oublié que la détresse n’est pas seulement matériau mais frein et empêchement et occasion mortelle. Nous en avons oublié que l’art ne sauve pas de tout. (…) Notre impuissance est tout entière dans notre obstination à négliger ce flou que nous avions choisi de ne voir qu’artistique. 

Frida, vos tableaux, parfois très crus, ont pu être censurés sur des réseaux comme Facebook ou Instagram. Que répondez-vous à cela ?
Frida : Qu’est-ce que cette convenance et cette tiédeur ? Paris n’est-elle pas la capitale de la révolution de l’art moderne, dixit Diego, l’épicentre mondial de l’avant-garde ? Est-ce qu’ils auraient osé avec un peintre homme ?

Auriez-vous des conseils à donner à des artistes qui voudraient se lancer en peinture ou littérature ?
Virginia : Pas plus d’une page par jour.
Frida : Chaque jour un nouveau dessin. 

Et enfin Mesdames, quels sont vos projets ?
Frida : Le vernissage a lieu ce soir, et c’est déjà un événement.
Virginia : Pour l’heure, seuls les livres comptent, et surtout ceux que l’on projette d’écrire. La question de la publication émerge cette fois franchement. Mais le moyen d’être publiée dans ce monde d’hommes, où seuls les hommes sont pris au sérieux ?

Frida, Virginia, merci beaucoup !

 

*Toutes les réponses de Frida et Virginia proviennent des romans Rien n’est noir de Claire Berest et Virginia d’Emmanuelle Favier


Dolly Choueiri, Libraire
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